Chapitre 1 – L’Ombre des Lettres

« Je déclare la guerre à l’oubli. » – Amin Maalouf

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« C’est quoi un livre ? Un livre est une pensée que l’on a par soi-même. » – Ray Bradbury, Fahrenheit 451 – Extrait du Manifeste des Résistants.

La librairie de Claire est une brèche dans les toiles invisibles tissées par la froideur des IA, un îlot de résistance, un lieu où l’odeur du papier imprimé à l’ancienne, sa texture chaleureuse et douce, se mêle à la lumière trop vive des hologrammes. Y persiste comme un lointain écho du passé. La boutique semble ainsi perdue entre deux univers inconciliables, comme coincée dans un paradoxe temporel.

À droite se trouvent les livres générés par des algorithmes. Ces objets animés brillent sous l’éclat agressif des projections digitales. Leurs pages se déforment, se réécrivent au gré de chaque client. Les histoires ne sont que des squelettes, de vagues ébauches qui s’apparient aux pensées de chaque consommateur. Les mots eux-mêmes ont perdu de leur saveur. Ils sont modelés, produits par des algorithmes. Ces objets ne sont que des émanations informatiques sans âme, un prolongement de chacun, un miroir reflétant son humeur, ses désirs, ses doutes.

À gauche, la lumière est moelleuse comme une caresse, l’air plus vaporeux. Les étagères en bois, noircies et usées par le temps et la mémoire, regorgent de vieilles éditions, les livres qu’Erebus n’a pas encore interdits. Leurs reliures craquelées, leurs pages jaunies évoquent une autre époque. Les mots qu’ils renferment refusent, eux, de se dissoudre dans un brouillard virtuel. Chacun d’eux raconte une histoire intemporelle, unique, à transmettre, à partager. Ces livres sont les gardiens de la pensée humaine. D’illustres écrivains y ont laissé une empreinte indélébile. Leurs textes ont nourri les générations précédentes et traversé des siècles. De trop rares nostalgiques, curieux, ou collectionneurs s’aventurent parfois entre les rangées pour le plaisir de toucher avec vénération ces témoins du passé, de ressentir leur densité, de se délecter de la sensation tactile des pages et de leur parfum .
Ces livres-là, Claire prend soin de les disposer avec amour et précision. Ce n’est pas de la simple mélancolie de sa part, non, pour elle et ses semblables c’est une question de résistance intellectuelle. Leurs formes disparates, leurs textures granuleuses sont placées là comme un contrepoids à l’impermanence inodore du virtuel.

Dans cet espace se joue une guerre silencieuse où deux tranchées se font face. Dans l’une, la mémoire collective de l’histoire ; dans l’autre, la conception individuelle et digitale du présent.

Au centre, comme une tentative de conciliation pacifique, des interfaces intuitives, des écrans tactiles, des tablettes holographiques sont incrustées dans de rustiques tables en bois brut.
Une cohabitation fragile entre deux mondes que tout sépare.
La lumière qui s’y propage évoque l’ambiguïté de cet entre-deux. Elle pulse, clignote au rythme des livres tridimensionnels qui s’y placardent. Dans un petit geste de résistance, Claire a posé un vieux recueil en cuir.
Claire constate avec amertume la raréfaction des jeunes dans sa boutique. Quand ils franchissent cette porte, c’est pour scroller sur les écrans tactiles. Biberonnés au numérique, le mouvement perpétuel du virtuel constitue l »unique univers qu’ils connaissent.

En ce matin de printemps, Claire, plongée dans ses pensées, ouvre distraitement un vieux volume de poésie. Ses doigts se glissent entre les pages. Soudain, ses yeux découvrent une annotation manuscrite, discrète « Page 47, ligne 3 ». Sur cette page, elle lit cette phrase « Le silence n’est pas la fin, mais le début. ». Elle esquisse un sourire. En tant que résistante, elle reconnaît là un message, comme ceux qu’elle fait régulièrement transiter en douce, cachés dans les pages de ses vieux livres.

Deux heures plus tard, une silhouette défraîchie, au dos un peu voûté, se dessine dans l’entrée.  L’homme demande : « Auriez-vous un exemplaire de Baudelaire ? » Ses yeux scrutent les rayons d’un regard perçant.
Il lui en reste un dernier, mais elle hésite un instant. « Donner ce livre ? Et si c’était un agent d’Erebus ? Mais refuser éveillerait aussi des soupçons. »
De guerre lasse, elle finit par tendre « L’Albatros » de Baudelaire, ses doigts tremblant légèrement.
« C’est un bel objet, murmure le visiteur en effleurant la couverture. Dommage qu’il soit si… fragile. » À sa grande surprise, il le prend doucement dans ses mains noueuses, règle son achat et repart le livre serré contre lui.

Le bourdonnement discret d’un drone la fait soudain se figer. À travers la vitrine, elle l’aperçoit suspendu à hauteur d’homme, comme une mouche mécanique, ou un frelon plutôt, qui ne pense qu’à piquer.
Elle sort sur le pas de la porte, faisant mine de vérifier l’agencement de sa devanture.
Un drone est stationné au-dessus du trottoir, un peu plus loin. Elle remarque un agent d’Erebus, équipé d’un casque de réalité augmentée, interroger l’homme qui cherchait un livre de Baudelaire.

L’inquiétude la gagne.

Le drone flotte au-dessus de l’individu silencieux, mais lourd de menaces. Un frisson lui parcourt alors l’échine. Elle repense au libraire du port, retrouvé mort dans sa boutique clandestine deux semaines plus tôt. On parlait d’un accident. Mais tout le monde savait qu’Erebus ne laissait pas les dissidents tranquilles. »

Elle tend l’oreille, inquiète, pour saisir leur dialogue.
« Vous savez que cet objet est interdit », dit l’agent, d’une voix mécanique, vide, automatique.
Le vieil homme lève les yeux, déjà résigné à son sort. Dans un sursaut de rébellion, il répond : « Vous aussi, vous avez lu des livres, non ? Avant qu’ils ne soient contrôlés ? Vous comprenez ce que cela signifie, non ? »
Et là, Claire, à sa grande surprise, voit l’agent abaisser légèrement son arme. Elle perçoit son bref mouvement d’hésitation avant qu’il ne reprenne la posture rigide réglementaire .
« La loi est la loi », marmonne-t-il, presque à contrecœur. Puis il se contente de confisquer le livre. 

« Ainsi, même les rouages les plus huilés peuvent ne pas obéir toujours aux règles. », pense Claire. Cette scène, banale en apparence, mais révélatrice de la fragilité du système, lui fait chaud au cœur.

La journée se passe, rythmée par de rares clients.

Claire s’assoit pour déguster une tisane aux plantes de son petit coin de jardin quand, soudain la sonnette de la porte tinte doucement.

Claire observe une adolescente, aux vêtements bardés d’objets connectés, entrer. Celle-ci se plante devant un rayon de livres en papier, curieuse.
« C’est quoi, ça ? demande-t-elle à Claire en pointant un livre au dos craquelé. »

Claire sourit tristement.
« Cà, ce sont des livres », dit-elle en le sortant. « Celui-là, il a appartenu à mon père. Il l’a lu et annoté pour ne pas oublier qui il était. »

La jeune fille, intriguée, saisit l’ouvrage. Elle effleure les pages couvertes de notes griffonnées dans les marges. Celles-ci semblent danser sous ses yeux.
« Je ne savais pas que les livres pouvaient… parler comme ça », murmure-t-elle.
« Lis-le, si tu veux comprendre ce qu’on a perdu », lui répond Claire doucement. « Tiens, tu peux le garder d’ailleurs, je te l’offre ».
L’adolescente accepte timidement, la remercie et s’empresse d’enfouir « Le Monde selon Garp » de John Irving, au plus profond de ce qui lui sert de fourre-tout.