Saint-Brieuc, le Souffle Brisé de 2050

En 2050, la détérioration inexorable de l’environnement est flagrante. Sauf pour ceux qui vivent constamment dans la réalité virtuelle. Notamment les plus jeunes nés à l’ère de la surveillance et de l’intelligence artificielle omniprésente – cette dernière a un nom que l’on murmure avec crainte, Erebus. Ce monde, c’est le leur. Ou tout du moins celui que les générations passées leur ont légué.

Gouvernement et autorités ont soutenu, en toute inconscience, le développement de l’IA. Ils ont soldé le libre arbitre et les libertés individuelles, contre la promesse d’un monde plus sécurisé. Au fil du temps, les décisions, calculées, programmées par les algorithmes, ont supplanté les lois humaines.

La majorité silencieuse s’est tue et a laissé faire. Plus simple.

Saint-Brieuc semble inerte, immobile, le souffle suspendu, dans une attente sans fin.
Dans les rues, des pas se croisent sans jamais s’arrêter. Aucun mot, aucun sourire n’est échangé. Quelques rares passants avancent mécaniquement dans les vieilles ruelles pavées du centre-ville, comme des marionnettes téléguidées par des écrans géants et omniprésents qui les projettent dans un monde parallèle artificiel.

Les cloches de l’antique Cathédrale Saint-Etienne, de style gothique, l’une des rares églises fortifiées en Bretagne, autour de laquelle la population s’est agglomérée au Moyen Âge, ne sonnent plus qu’exceptionnellement, tout comme ses grandes orgues Cavaillé-Coll. Si d’aventure Saint-Brieuc les active encore, leur son est asphyxié, noyé sous la saturation électronique de l’air ambiant. La ville a changé de Dieu. Les vingt-neuf édifices religieux de la cité ressemblent à de vieux tatouages indélébiles indésirables. Inhabituels sont les paroissiens qui viennent murmurer des confessions à l’oreille virtuelle d’un prêtre holographique.

Ces vingt dernières années, Saint-Brieuc a bradé sa fierté et son identité. Elle a troqué ses maisons médiévales à pans de bois du 15e siècle contre des bâtiments sans âme, bourrés de technologie. Un voile de pollution numérique obscurcit en permanence les fenêtres de la ville.

Elle s’est affranchie aussi de son histoire culturelle et religieuse.

Des distributeurs automatiques de préservatifs connectés ont remplacé la Fontaine Brieuc. Le moine gallois Brioc, fondateur de la cité, qui vint y étancher sa soif dans des temps immémoriaux, se retournerait dans sa tombe devant cet affligeant spectacle.

Des murs de la commune suintent des panneaux qui clignotent inexorablement et étalent sans vergogne un flot ininterrompu de publicités tapageuses et ciblées. Un ballet d’images et de lumières parade sans discontinuer, noyant toute pensée, toute réflexion.

Ogres insatiables, ces publicités dévorent le peu qu’il reste de temps de cerveau disponible. Absorbé par la manipulation obsessionnelle d’objets connectés. Une simple pression ou commande vocale permet de combler immédiatement les désirs les plus éphémères, et de perpétuer le cycle infernal de la surconsommation et de la pollution. Les individus ingèrent sans retenue des spectacles virtuels, et même s’immergent dans des univers artificiels, jusqu’à s’oublier dans une vie fantasmée.

L’individu, en 2050, peut changer d’identité, comme il change de chemises. Grâce aux algorithmes tout-puissants, il peut « réinventer son identité », en réinitialisant ou en se payant une autre mémoire, voire en téléchargeant une nouvelle personnalité.

Dans la rue Saint-Guillaume, emblématique artère marchande, panneaux publicitaires et informations officielles ont détrôné les vitrines des rares commerces. Nul besoin de se déplacer. Tout est délivré directement à domicile. Des essaims de sinistres drones planent constamment au-dessus de la cité et forment des patrouilles serrées, leurs capteurs à l’affût de chaque geste suspect pour le capturer, l’enregistrer, le filmer, l’analyser, puis le stocker.

Saint-Brieuc s’est alliée à Big Brother et a accueilli à bras ouverts l’invasion d’Erebus et de ses sbires.

Les rues, avenues, boulevards, où circulent les véhicules électriques les plus hétéroclites, sont bordées d’injonctions silencieuses omniprésentes. Elles exhortent à la conformité, au bonheur et à la consommation.

Au fil du temps, Saint-Brieuc, commune animée, s’est transformée en un enclos technologique tentaculaire dans lequel des pantins isolés se meuvent sous l’œil acéré des algorithmes.

Les artistes, qu’ils soient musiciens, acteurs ou peintres, ont été relégués au second plan. Pire, certains vivent parqués dans des zones excentrées. On peut aller les observer, un peu comme autrefois, les gens allaient au zoo. Plus par curiosité que pour leur talent. Le concept même de spectacle vivant a succombé que ce soit sur scène ou dans les rues. Au Théâtre de la Passerelle, jusqu’au petit théâtre dit « à l’Italienne », un joyau culturel de 1884 niché en son cœur, des écrans diffusent maintenant des représentations exécutées par des avatars numériques. chaque spectateur, affalé dans un fauteuil bardé de capteurs sensoriels, reçoit une version personnalisée du scénario. À chacun son histoire, sa musique, sa solitude. Le poussiéreux rideau rouge en velours moiré, qui dévoilait nonchalamment la scène a lui aussi été supprimé. Les œuvres disponibles 24h sur 24h sont d’une perfection sans âme. Il y manque la touche humaine, faite de créativité et d’imagination.

À Saint-Brieuc, comme partout, les librairies indépendantes ont plié boutique les unes après les autres, substituées par des commerces consacrés aux supports numériques personnalisables qui procurent une expérience immersive individuelle. A chacun son histoire, là encore, le tout en conformité avec les diktats d’Erebus.

Seules deux ou trois librairies, comme « La Houle des mots », subsistent à l’heure actuelle, où l’on peut dénicher de « vrais livres », ceux que les instances supérieures n’ont pas encore censurés. Celle-ci, pour survivre, a dû se résigner à réorganiser l’espace afin d’y loger ces objets digitaux stériles. Écrire avec un crayon, lire une ancienne édition papier, feuilleter ou compulser les pages d’un recueil sont devenues des anachronismes, des aberrations, dans cette époque hyper connectée. Rares même sont ceux qui jouissent d’un vieux volume. Erebus les tient à l’œil.

L’historique Café Rollais, au 26 rue du général Leclerc, a plié bagage, quand d’autres se sont conformés à cette société connectée. En 2050, un café est un mythe dépassé. Son arôme, chaleureux et convivial, est maintenant emprisonné dans une formule normalisée, une composition de molécules propagées dans l’air par des diffuseurs. Les tables sont des surfaces lisses et tactiles, où les prédictions se réalisent et chaque geste dirigé. Les clients ne se mélangent plus. Leurs regards sont cloués à des écrans qui éclipsent leur environnement immédiat. Finis les conversations improvisées, les débats passionnés. Le barista, s’il existe encore, est une silhouette à la peau holographique, paramétrée pour procurer des commandes standardisées. L’IA anticipe vos goûts avant même que vous n’ouvriez la bouche. Le café lui-même est un produit calibré à la perfection. Derrière chaque latte parfait, une étrange absence demeure, un vide que l’instantanéité génère, celui d’un lieu où plus personne ne prend le temps de vivre.

Pour les nostalgiques, les plus âgés ou ceux qui cherchent la furtivité, ne restent que quelques rarissimes cafés à l’ancienne vivotant à la marge dans des quartiers périphériques.

Les gens ne dialoguent plus. Chacun est trop occupé à s’agiter dans sa bulle digitale, les yeux scotchés aux écrans, les pensées phagocytées par des messages standardisés. Derrière les façades, la surveillance ne dort jamais. Erebus a tout sous contrôle. Tout. Les caméras, invisibles, scrutent les moindres faits et gestes. Rien n’échappe à l’œil algorithmique.

Mais depuis quelque temps, une tension imprègne subtilement l’air. Des hommes et des femmes œuvrent en silence. Cette vie leur est devenue insoutenable. Ils étouffent.

Certains se faufilent dans des interstices en catimini. Semblables à des ombres, ils longent clandestinement les façades, pour se soustraire aux divers sycophantes numériques, dont la ville s’est attifée comme une vulgaire prostituée, et aux escadrilles de drones qui sillonnent le ciel en permanence.

La vie s’avère hostile et antagonique en 2050 à Saint-Brieuc, surtout pour les artistes et les libres penseurs.